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RENCONTRE – Gilles Kepel : « L’Europe joue sa survie au Levant »

Le spécialiste du Moyen-Orient, l’écrivain et universitaire, Gilles Kepel, vient de publier un dernier ouvrage sur « Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient » qui est paru chez Gallimard le 18 octobre dernier.

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Parrain du Festival du Livre d’Histoire de Villeneuve-Loubet, il s’est livré sur son attachement à notre région, ses craintes, ses espoirs aussi dans ce monde si déstabilisant qu’il comprend si bien. Retours…

Le Villeneuvois : Quel est votre attachement à notre région ?

Gilles Kepel : Même si je suis né à Paris, ma famille vient d’un côté de Gorbio , village proche de Menton et de l’autre, du Var voisin. Toute ma petite enfance, je l’ai passée à Nice puisque ma grand-mère était directrice d’école à Terra Amata. Je suis resté très attaché aux Alpes-Maritimes. C’est là que je me suis forgé mes premières représentations du monde. A ce titre, j’ai été bouleversé par l’attentat de Nice du 14 juillet 2016. Les Alpes6Maritimes ont été le 2ème département de France exportateur de djihadistes après la Seine saint Denis. Cela est dû notamment à la révolution en Tunisie. A la chute de Benali, les prisons se sont ouvertes et les djihadistes en sont sortis et ont créé un important réseau d’immigration vers la Côte d’Azur, où les ressortissants Tunisiens sont très nombreux. Ils se sont agrégés aux réseaux présents sur place et ont accru leur capacité à envoyer des gens en Syrie pour se battre. Le meilleur exemple en est le groupe d’Omar Diaby Omsen venu avec ses parents du Sénégal à l’Ariane. Il s’est fait un « nom » comme braqueur de bijoux à Monaco et s’est radicalisé en prison. Il est toujours (car il n’est pas mort et se trouve dans la poche d’Idlib en Syrie) un prosélyte efficace grâce à ses vidéos de propagande.

L.V. : Que se passe-t-il aujourd’hui à Idlib ?

  1. K. : Mon livre l’explique carte à l’appui. Des groupes rebelles mêlés à des bandes de djihadistes sont encerclées et les Russes négocient avec les Turcs qui veulent éviter de trop grandes violences qui les obligeraient à ouvrir leur frontière pour accueillir des réfugiés. L’armée syrienne de Bachar El Assad voudrait en finir avec cette poche afin de reprendre le contrôle de l’Ouest du pays. Sur le terrain, ce sont les troupes du Hezbollah libanais, les Pasdaran Iraniens et l’armée syrienne qui interviennent. Mais pour Poutine, la solution ne peut pas être que militaire. Il craint un enlisement comme en Afghanistan en 1989, où la défaite de l’armée rouge a entraîné la chute de l’URSS. Il souhaite un accord politique sur la Syrie avec des forces d’opposition syrienne.

L.V. : Qui sont les « forces d’opposition syrienne », les djihadistes ?

  1. K. : La Syrie est un pays à majorité Sunnite (contrairement à l’Irak qui est à majorité Chiite). Aujourd’hui, les Sunnites ne sont pas représentés mais ils le pourraient via des notables locaux. Le processus doit s’enclencher et l’Europe doit jouer son rôle. La Russie ne veut pas d’une guerre d’usure, ils n’ont pas les moyens d’une présence militaire à long terme. La population, après 7 ans de guerre, souhaite une réconciliation. Si les Européens ne prennent pas leur part dans la paix, nous en subirons les conséquences avec des flux migratoires, comme ceux qui passent illégalement par Vintimille et la vallée de la Roya et qui apportent chaque jour, et qui suscitent des réactions tendues.

L.V. : Pourquoi la France reste une cible d’attentats pour les Chiites alors que nous avons défendu le traité du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) avec l’Iran ?

  1. K. : Cela signifie qu’il règne comme une grande confusion dans les services de renseignements iraniens. La crise avec les USA a fait chuter la production de barils de pétrole de 2 à 1 million par jour et sans doute 500 000 demain. La République islamiste d’Iran est étranglée économiquement par les sanctions ce qui fragilise la position des « modérés » tels que Rohani. Cela renforce le pouvoir d’un Soleimani, le chef des Pasdaran, qui prône un ultra-nationalisme. Les Américains ne croient pas que les modérés aient un quelconque pouvoir en Iran. Ils ont plus de facilités pour agir contre l’Iran que contre la Russie.

L.V. : Quel rôle pour l’Europe ?

  1. K. : L’Europe peut et doit participer à la reconstruction et à la paix en Syrie. Sinon elle sera vraiment impactée par les effets pervers de cette guerre. L’Europe joue sa survie au Levant. Mais en même temps, l’Europe est en passe de renouveler son parlement en 2019, et partout les populismes progressent avec des alliances contre-nature comme celle de l’Extrême droite et de l’Extrême gauche en Italie. Cela se vérifie en Allemagne, en Pologne, en Tchéquie, en Hongrie, au Danemark, en Suède… En France, le parti du président semble être le seul en face du Rassemblement National de Marine Le Pen. L’Extrême gauche est embourbée sur la question migratoire, la droite tiraillée par plusieurs courants…

L.V. : Tout se jouera-t-il sur la question de l’immigration ?

  1. K. : Sans doute. Elle sera centrale comme notre relation à l’islam. Il est indéniable qu’il existe un lien entre immigration et attentats en Allemagne. Si l’immigré vient en Europe avec le souci de s’intégrer, tout va bien, mais s’il arrive pour imposer son propre modèle religieux, cela suscite déjà de grandes inquiétudes et des rejets considérables.

L.V. : Croyez-vous au grand remplacement ?

  1. K. : Il y a des territoires même dans le 06 comme l’Ariane ou Les Moulins où la capacité d’intégration se pose. Si le modèle d’éducation républicain est accepté, l’immigration n’est pas un problème, les Alpes-Maritimes comme la France sont des terres d’immigration depuis toujours. Si la machine à intégrer ne fonctionne plus, ce sera le conflit. Cette formule de « grand remplacement » vient de l’Extrême droite, elle est destinée à faire peur .Mais il ne faut pas faire la politique de l’autruche pour autant sinon nous courrons tout droit à la catastrophe. Aujourd’hui, ceux qui prônent une politique migratoire sans frein ne sont plus crédibles. Et cela renforce le vote FN.

L.V. : Faut-il une Europe jusqu’à l’Oural ?

  1. K. : Cela est un vieux schéma gaulliste qui n’a plus de sens aujourd’hui. La Russie n’est pas l’URSS. Et puis, il y a eu l’Ukraine et l’invasion de la Crimée. Poutine s’est servi de la Syrie pour faire diversion mais les problèmes subsistent. La Russie s’est refait une image de grande puissance grâce à la guerre contre daesh. On se rend compte que tout est lié, personne ne peut avancer ses pions sans l’autre dans le monde d’aujourd’hui.

Propos recueillis par Pascal Gaymard